Peter Szendy, philosophe de l’écoute ?

tumblr_m0a6xuJiVq1r15w5uo1_500À peine 48 ans, d’origine hongroise, Peter Szendy traque toutes les formes d’écoute. Philosophe ? Peter Szendy s’en défend un peu. Il n’a eu de cesse d’emprunter des chemins de traverse, des diagonales par peur de la redite. Musicologue de formation, il viendra tard à la philo, tout en suivant les cours de Jacques Derrida, ce       « déconstructeur » de la pensée. Faire surgir le non-dit sous les textes ? Peter Szendy est passé maître en la matière. Surtout dans l’écoute, son sujet de prédilection. Telle une taupe qui creuse, qui ne voit pas où elle creuse, Peter Szendy s’est frayé une trajectoire aussi fragile qu’incertaine. Cette fragilité-là, Peter Szendy y tient.

Aujourd’hui maître de conférences à Nanterre, conseiller en musicologie pour la Cité de la musique, de conférences en colloques, Peter Szendy creuse une «taupologie» de l’ouïe. L’oreille comme un organe de la peur et de fantasmes. L’écoute comme une expérience de l’âge de la peur. Deux ouvrages – Écoute, une histoire de nos oreilles et Sur écoute, esthétique de l’espionnage publiés aux Éditions de Minuit, retracent une généalogie de l’histoire auditive, à travers les figures de Nietzsche, Derrida, Freud, Kafka, Fritz Lang, Hitchcock… Peter Szendy construit une œuvre tout à la fois originale et hybride : sur l’esthétique de la musique – Tubes. La philosophie dans le juke-box (2008)–, des tubes qui prolifèreraient en nous comme des «vers d’oreille», ou sur le cinéma – L’apocalypse- cinéma. 2012 et autres fins du monde –, la fin du film comme la fin du monde.

Philosophe de l’écoute, Peter Szendy est avant tout une voix – il a «son ton de voix», pour citer Jean Genet. À laquelle il nous faudra prêter l’oreille. Rester à l’écoute.

Magali Genuite : Comment se lance-t-on dans une histoire sur l’écoute ?

Peter Szendy : Bonne question! (Rires) Le pari de départ n’est pas forcément conscient. J’ai réalisé, au fur et à mesure, que j’essayais sans doute de raconter deux histoires parallèles qui finalement se superposaient. D’une part une histoire qui serait mon histoire de l’écoute, et quand je dis mon histoire, ce n’est pas nécessairement mon histoire personnelle ou anecdotique mais disons l’écoute en tant qu’elle fait toujours l’objet d’une sorte d’autobiographie ; et d’autre part une histoire collective.

Maga : C’est quelque chose qui serait très familier, «l’écoute» ?

Peter : L’écoute renvoie à des moments autant fondateurs assez archaïques, qu’à une histoire de l’écoute qui serait une histoire au sens social, voire une histoire politique. D’un côté, il y avait mon histoire, et de l’autre, une véritable histoire de l’écoute, une histoire collective,
 à l’échelle de l’humanité, disons même une archéologie de l’écoute. Quelque chose de cet ordre-là. Un mot d’ordre me venait de Nietzsche dans un des aphorismes d’Aurore. Parlant du développement de l’oreille humaine, Nietzsche dit que l’oreille se serait développée au cours du plus long des âges humains, à savoir l’âge de la peur.

Maga : Dans l’un des chapitres de Sur écoute vous parlez d’ailleurs d’un âge de l’enfance de l’oreille…

Peter : Je me suis demandé comment on pouvait entendre cette idée de Nietzsche selon laquelle il y aurait des âges de l’écoute. On aurait tendance à penser que l’écoute est sans histoire, que c’est une espèce d’ouverture à tout ce qui arrive, une sorte de porte, de fenêtre ouverte sur le monde, et on pourrait croire que cette ouverture-là ne changerait pas. Or pour Nietzsche, il existe des âges dans une histoire de l’écoute, une généalogie de l’écoute en quelque sorte. C’est ce qui m’intéressait, ça, et puis dans mon histoire d’auditeur, il y avait aussi une sorte de moment un peu mythique ou fondateur qui était lui aussi lié à de la peur, je crois. Quelque chose comme une scène nocturne, assez dans l’ambiance de ce que raconte Nietzsche. C’est un souvenir d’enfance très précis, j’écoutais avec mon oncle à Budapest une musique nocturne – Musique pour cordes, percussions et célesta – de Bartók, une musique magnifique au mouvement lent. Avec très peu de moyens, quelques percussions, un xylophone, quelques tremblements de cordes, Bartók nous plonge dans un paysage fantastique… J’ai le souvenir très vif de ce moment d’intense écoute où la fascination, la peur, la tension auditive, cette hyper-attention pointue sont complètement liées. Au fond, il y avait pour moi, tant dans mon histoire personnelle en tant qu’auditeur que dans cette écoute à l’évolution très longue dont parle Nietzsche, un moment fondateur commun où la peur jouerait un rôle prépondérant. Comme si quelque chose de l’ordre de la peur était présent, impliqué, et jouait toujours le rôle de déclencheur même oublié, même inconscient, dans tous les gestes d’écoute.

Maga : Et la musique en particulier, comme élément évocateur très fort ?

Peter : Oui. C’est paradoxal car la musique c’est aussi ce qui rassure. Quand Deleuze et Guattari dans Mille plateaux parlent de la «ritournelle», ça a toujours quelque chose de déterritorialisant. La petite musique nous rend étranger au lieu, à ce que nous sommes, et en même temps il n’y a rien de plus territorialisant aussi. L’enfant dans le noir le sait bien. Il y a un très beau passage dans le livre d’Adorno, écrit avec Hanns Eisler, sur la musique de film, il énonce la raison pour laquelle le cinéma n’a jamais pu se passer de musique même à l’époque où il était soi-disant muet, soi-disant silencieux, c’est que finalement, ce serait insupportable de voir des espèces de fantômes silencieux qui s’agitent sur l’écran. Ce serait absolument intolérable, trop effrayant, donc la musique joue le même rôle que la petite chansonnette que l’enfant se chante dans le noir. Dire que la musique rassure ou qu’elle fait peur, finalement elle fait à chaque fois les deux. Il y a quelque chose de cette peur archaïque qui survit dans la musique. Nietzsche le démontre très bien aussi quand il dit que la musique est «un art de la nuit», justement parce que l’oreille s’est développée au cours de ce long âge des cavernes, cet âge de la peur. L’oreille est elle-même une sorte de cavité et de caverne, d’ailleurs. Et la musique garde toujours quelque chose de cette espèce de peur archaïque. En même temps, la musique n’est certainement qu’une codification, une manière d’apprivoiser, de domestiquer cet art de la peur qu’elle est elle-même. Je dirais donc que ce qui fait commencer à écrire sur l’écoute, c’est à la fois un moment et un jeu. L’écoute n’est pas seulement un objet d’étude, c’est quelque chose qui me met en jeu de manière singulière. Et puis il y a un étonnement qui pour le coup n’est pas d’ordre personnel, celui de ma petite histoire, c’est un étonnement face au simple fait que l’écoute puisse avoir une histoire. La première fois que je me suis posé cette question, je me suis demandé comment était-ce possible. L’écoute a vraiment une histoire? Et à supposer qu’elle en ait une, est-ce que cette histoire laisse des traces? Là c’était aussi un autre grand motif d’étonnement! Est-ce qu’on peut imaginer des traces auditives? Les oreilles qui laissent des traces de leurs écoutes. C’était un peu le point de départ de toute cette quête.

Maga : C’est au fond comme dans votre livre sur les tubes ou L’apocalypse- cinéma où vous parlez de la résonnance de certains morceaux qui seraient révélateurs d’une certaine mélancolie, d’une nostalgie…

Peter : C’est vrai, pas mal de films qui traitent de la fin du monde mettent en scène du coup de façon post-apocalyptique ce pouvoir de la musique dont Nietzsche parle si bien, dans Humain trop humain : «la musique est comme la langue d’une ère engloutie sonnant au cœur d’un monde neuf et étonné, elle vient trop tard», c’est-à-dire que la musique témoigne toujours d’un temps, d’une époque, d’une culture, d’une civilisation disparue. Engloutie, oui. Comme dans L’Armée des 12 singes, que j’aime beaucoup, lorsque Bruce Willis entend la chanson de Louis Amstrong, What a Wonderful World, c’est une sorte d’hymne d’un monde qui n’existe plus. C’est ce que j’ai appelé dans L’apocalypse-cinéma un «post-hymne», c’est-à-dire, jouant avec le mot posthume, un hymne en quelque sorte de ce qui n’est plus.

Maga : On touche à ça aussi dans le film de John Hillcoat, La route, quand Viggo trouve un piano, on le voit qui hésite à enlever la poussière qui s’est accumulée sur les touches. Comme si entrer en contact ne serait-ce qu’avec la possibilité d’un son, c’était trop effrayant!

Peter : Il a littéralement peur de la musique! Peur de toucher au clavier comme si le moindre son pouvait porter avec lui tout un passé dont il a du mal à faire son deuil.

Maga : Le piano est un instrument avec lequel on a un rapport très particulier, intime, fusionnel même. Qui joue sur les réminiscences…

Peter : Absolument. Vous me demandiez comment on racontait une histoire de l’écoute, et bien j’ai un autre souvenir très marquant, toujours avec ce même oncle de Budapest. Pianiste amateur, il a un très beau Steinway datant de la fin du XIXe siècle, un piano droit dans lequel il y avait un mécanisme pour jouer des airs avec des rouleaux mécaniques. On y accédait par une petite porte. Quand j’étais enfant, j’adorais y mettre ma tête pour regarder pendant que je jouais. Ce souvenir est pour moi littéralement comme si je rentrais dans le monde de la résonnance, comme si j’étais englouti dans le monde de la musique! (Rires)

Maga : Dans Sur écoute, vous avez tissé des liens avec la littérature, le cinéma, avec la psychanalyse ?

Peter : Une chose m’a frappé et dans le discours de Freud, sur l’écoute et la peur, et dans le discours de Jeremy Bentham, l’inventeur de ce dispositif architectural, le panoptique, que Foucault a analysé dans Surveiller et punir. C’est un moment fondateur pour un type de peur qui est encore la nôtre, la peur d’être surveillé, ou plus exactement une intériorisation de cette peur. Le coup de génie de Bentham avec le panoptique, c’est de penser qu’il n’y a pas besoin de surveillant. C’est juste un dispositif qui nous suggère à chaque instant que nous sommes surveillés pour que nous intériorisions cette peur d’être sous surveillance, et ça marche! Le panoptique inaugure probablement un âge contemporain de la peur où nous avons peur à chaque instant, probablement au moment même où je vous parle, une peur d’ailleurs dont je n’ai pas forcément conscience, dont je ne sais rien, mais elle est là. Il faudrait penser aussi ce genre de peur qu’on ne connait pas. Et cette peur c’est très précisément :« on m’écoute », « quelqu’un m’écoute ». Ce n’est pas juste un accès de paranoïa, c’est une possibilité structurelle de ce que l’on pourrait appeler vaguement notre époque. Ce qui m’intriguait également dans ce dispositif du panoptique, c’est qu’il repose visuellement sur une dissymétrie totale. Pour que ça marche, il faut que moi prisonnier ou surveillé en tout cas, je puisse être vu à tout moment, et il faut que je ne puisse jamais voir ou savoir qu’on me surveille. Or Foucault explique que ça marche pour la vue, mais pas pour l’écoute. Comme si cette dissymétrie était impossible à trouver dans l’écoute, comme si le fait de pouvoir être entendu impliquait nécessairement que moi aussi je puisse entendre celui qui m’écoute. Je retrouvai cette dissymétrie, cet élément très important dans l’organisation de la peur, chez Freud. Parlant de l’une de ses patientes paranoïaques qui croyait entendre des bruits et être surveillée, parlant de ces bruits symptômes, Freud les ramène à une forme de structure fondamentale, matrice de tout individu humain, qui serait ce qu’il nomme « le fantasme d’écoute », l’équivalent de la scène primitive visuelle mais d’un point de vue auditif, à savoir le moment où l’enfant aurait surpris ou aurait fantasmé d’avoir surpris ce qu’il appelle pudiquement : « le commerce des parents ». Selon Freud, la peur de l’enfant est double: la peur d’entendre ce qui est à la fois fascinant, cet objet d’écoute de l’interdit ou bien la peur d’être surpris à l’écoute. Comme si le fait d’être là, enfant à l’écoute, impliquait le fait de pouvoir être entendu, comme si cela marchait dans les deux sens. Alors que si l’on s’imagine un voyeur ou l’équivalent visuel de la même scène, l’enfant embusqué derrière le trou de la serrure, il ne nous viendrait jamais à l’esprit de dire: je vois, donc je peux être vu. Dans l’élément du visible, on se sent plus protégé. C’est en revanche ce qui me fascinait dans l’écoute, cette peur à double sens.

Maga : D’où le concept d’«auto-immunité» de Derrida appliqué à l’écoute?

Peter : Oui. Je pense à cette formule de Nietzsche, encore : l’écoute comme étant fondamentalement une expérience de «l’âge de la peur», comme étant une exposition fragile à l’événement. L’oreille est un organe ouvert, exposé à tout ce qui arrive. Il y a donc dans l’écoute une dimension d’exposition à de la fragilité. On peut se laisser casser les oreilles, on peut entendre des choses qu’on ne veut pas ou 
être traumatisé par ce que l’on entend. L’écoute en tant qu’événement auditif qui nous arrive peut toujours avoir cette dimension de traumatisme, donc il faut s’en protéger, se boucher les oreilles littéralement ou symboliquement. Écouter mais sans écouter vraiment, préférer ne pas entendre. Des immunités de l’écoute, il y en a beaucoup et de toutes sortes. C’est bien sûr nécessaire. Mais en même temps, et voilà pourquoi le concept d’auto-immunité de Derrida est important, pour pouvoir écouter justement, il faut se défendre contre ses propres défenses, les faire tomber, se fragiliser.

Maga : Écouter reviendrait à combattre ses peurs…

Peter : Oui, écouter vraiment, c’est avoir le courage de s’exposer au danger, à la peur de ce qui nous arrive sans qu’on puisse savoir à l’avance ce que c’est.

Interview publiée dans Double 27 en mai 2014.

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