António Lobo Antunes, Memória de Elefante,1979

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« Les trains partant de la station de Tamariz vers Lisbonne emmenaient avec eux, sur leurs banquettes vides, les vers de Dylan Thomas que tu aimais tant :

In the final direction of the elementary town
I advance for as long as forever is.

Et le médecin s’imagina la tête dodelinante dans un wagon désert, se dédoublant de l’autre côté de la vitre en maisons, en fragment de muraille et en lumières de bateaux, au rythme des mots du poète que sa femme avait l’habitude d’emporter dans leur lit et avec lequel elle établissait un dialogue silencieux et parfait qui l’excluait :

For the lovers
Who pay no praise or wages
nor heed my craft or art

(…) J’ai désespérément haï Dylan Thomas et les poèmes tumultueusement convaincants avec lesquels ce gros ivrogne roux voyageait en ta compagnie dans des pays intérieurs auxquels je n’avais pas accès, proches des rêves dont m’arrivaient des échos estompés à travers les mots épars que tu mâchonnais dans une extase de sirène naufragée. J’ai détesté Dylan Thomas sans même que tu t’en sois douté, dit le médecin en marchant sur la pelouse humide de  la nuit vers le pont du Casino et ses matelots déguisés en grooms majestueux remplaçant les cendriers avec des gestes lents de vestales, j’ai détesté ce rival défunt qui venait du brouillard des îles du Nord avec un sourire de corsaire pensif sur ses joues innocentes, ce fumier de Gallois, qui rompait les épaisses digues du langage avec des phrases venteuses pleines de cloches et de crinières, cet amant d’écume, ce fantôme à taches de rousseurs, cet homme qui habitait dans une bouteille de whisky comme les bateaux de collectionneurs, brûlant dans sa flamme d’alcool avec la douloureuse grâce d’un phénix réfractaire. »

António Lobo Antunes, Mémoire d’éléphant, Christian Bourgois éditeur (et Points), 1998, p. 181-182.

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